Liquidation de Camaïeu : récit d’une fermeture forcée, entre dégoût et solidarité

Accablée par une situation économique catastrophique, l’enseigne Camaïeu a dû mettre la clef sous la porte le 1er octobre. Le magasin de Vichy n’a pas échappé à la décision de justice. Entre abandon de la direction et soutien des clients, c’est dans le rythme effréné des dernières ventes que la boutique de la Reine des villes d’eaux a rendu son dernier souffle.

Au croisement de la rue George Clemenceau et de la rue Sainte-Barbe, dans le centre de Vichy, les grilles ont été abaissées définitivement le 1er octobre dernier. Photo : Joey Temple

Au croisement de la rue George Clemenceau et de la rue Sainte-Barbe, dans le centre de Vichy, les grilles ont été abaissées définitivement le 1er octobre dernier. Photo : Joey Temple

Six mille euros. Le chiffre est tombé dans les boîtes mails des malheureux employés de Camaïeu, le 17 octobre dernier. Confirmé par le CSE (comité social et économique) de l’entreprise, ce montant correspond à la prime de partage de la valeur. Autrement dit, il s’agit d’une répartition d’une partie de la recette effectuée par l’ensemble des boutiques les trois derniers jours de ventes avant la fermeture définitive le samedi. Une compensation pour le travail éreintant qu’ont dû fournir les futurs licenciés, totalement coupés de leur direction, mais soutenus par des clients fidèles. 

Depuis son rachat par la Financière immobilière bordelaise en 2020, la boutique de prêt-à-porter nordiste a traversé bien des péripéties, mais c’est bien la liquidation qui a conclu le feuilleton. Implantés sur tout l’Hexagone depuis le milieu des années 1990, les 508 magasins et 2 169 salariés de l’enseigne, qui étaient parvenus à se maintenir à flot, se sont écroulés le 28 septembre, avec l’annonce de la liquidation prononcée par le tribunal de commerce de Lille. Une issue malheureusement considérée comme inévitable par les autorités judiciaires. Force est de constater que la dette de 300 millions d’euros qui étouffe la recette des boutiques est désormais trop grande pour entrevoir la possibilité qu’elle puisse être remboursée.

Pour l’Effervescent, Alicia Roche, responsable adjointe en charge du magasin Camaïeu de Vichy livre le récit de la liquidation de l’enseigne vécue en interne. Employée depuis 4 ans, elle a gravi les échelons les uns après les autres et a accompagné l’enseigne jusqu’au dernier jour.

Le silence de la direction

Lorsqu’un second redressement judiciaire est annoncé fin août dernier, Alicia Roche est en vacances. Elle n’est pas étonnée par la nouvelle, consciente que le commerce est de moins en moins fréquenté, dans un contexte insolite. Depuis la pandémie de Covid-19, de nombreuses enseignes ne sont plus en capacité de payer les loyers. Le Camaïeu de Clermont-Ferrand a déjà reçu la visite des huissiers.

Alors, lorsque les deux investisseurs principaux se retirent après avoir consulté les comptes de l’enseigne, l’équipe de Vichy pressent un dénouement peu favorable. Un pressentiment renforcé très vite par la réception d’un mail interdisant l’embauche de CDD au-delà du 28 septembre. Mis à part ces injonctions adressées par la direction, les seules informations disponibles sont celles fournies par la CGT via les groupes Facebook. Alicia se voit imposer une gestion de la situation à l’aveugle. 

C’est dans ce genre de moment que le mot responsable prend tout son sens pour la jeune femme à la tête de la boutique. Elle gère alors son équipe et choisit d’être toujours transparente. Elle ne passe pas sous silence les doutes quant à l’aboutissement de la situation ni les avancées de celle-ci. « CDD, 30 heures, 35 heures… Ce sont des personnes à part entière de l’entreprise. Je leur ai toujours dit tout de suite toutes les infos que j’avais », assure Alicia.

« La petite CDD qui venait d’arriver il y a un mois, elle était trop contente de son travail et du jour au lendemain on va lui dire : tu travailles plus. Non ! J’ai été honnête avec elle dès qu’on a su qu’on ne referait pas de CDD pour qu’elle commence à chercher du travail ailleurs. » – Alicia Roche, responsable adjointe de Camaïeu Vichy

Le 28 septembre, les médias annoncent la fermeture de tous les magasins Camaïeu. L’équipe de Vichy apprend la nouvelle en même temps que les internautes. Pas un mot de la part de ses supérieurs. La communication est totalement rompue avec la haute direction qui se contente d’envoyer un mail formel le lendemain, après que la liquidation a fuité. Contactée par la rédaction à ce sujet, la direction n’a pour le moment pas donné de réponse.

Une désolidarisation avec la hiérarchie qui dénote tout de même avec l’ambiance à l’échelle locale. La responsable commune des magasins de Vichy, Nevers et Riom, malgré sa charge de travail importante, a fait son maximum pour trouver le temps d’aider, reconnaît Alicia. En équipe réduite avec sa collègue en arrêt-maladie à ce moment-là et seulement une autre employée en CDD à ses côtés en boutique, c’est aussi avec les salariées des autres Camaïeu de la région que la Vichyssoise a su trouver une forme de solidarité.

Alors, lorsque la décision finale tombe, c’est un soulagement pour la responsable adjointe. Elle sait dorénavant à quoi s’attendre et peut appréhender la suite avec plus d’assurance.

« Toute cette merde, c’est fini ! »Alicia Roche 

Une fin précipitée

Si le verdict est tombé, le temps s’est écoulé avec promptitude. Le soulagement est très vite remplacé par la pression. Du jeudi au samedi soir, il faut ouvrir le magasin afin de liquider les derniers stocks. « Même les jours de braderie qui représentent nos plus gros chiffres d’affaires, on ne fait pas face à une telle affluence », constate Alicia.

Le magasin a été dévalisé. Les clientes, qui n’ont habituellement pas les moyens de s’acheter des vêtements dans la gamme de prix de Camaïeu, remplissent tout à coup des paniers de 400 euros. Une dernière journée frustrante, impossible d’interagir ou de conseiller les clients, faute de temps. A seulement deux, il faut assurer la caisse et la mise en rayon pour les clients qui ne cessent d’accourir jusqu’à la fermeture. 

A seulement deux jours de la fermeture définitive de leur magasin, les deux jeunes femmes se démènent dans un rythme de travail intense. « Le samedi à 14 heures, quand on a rouvert, j’avais l’impression que c’était une épreuve de Fort Boyard. Il fallait être la première qui passait sous les grilles », sourit la responsable adjointe. 

« Je n’ai pas touché terre du jeudi au samedi. » Alicia Roche

« De fidèles clientes sont même venues à plusieurs reprises », explique Alicia. Elles espéraient contribuer, en multipliant les paniers, à l’augmentation de la part de la prime de partage de la valeur que toucheront leurs vendeuses qu’elles apprécient tout particulièrement. Une manière de matérialiser la grande compassion qu’elles éprouvent face à cette fermeture brutale du magasin.

L’une des clientes les plus régulières, en voyant le flux incessant, a été leur acheter des confiseries ainsi que des bouteilles d’eau. C’est la seule pause qu’elles ont pu s’accorder. Si bien qu’à l’heure de fermeture, des gens s’arrachaient encore des vêtements et l’équipe a dû les mettre dehors.

Avant/après du 8 rue George Clemenceau. La première image date de mars 2022 et la seconde du 17 octobre de la même année. Photo : Google Maps / Joey Temple

Avant/après du 8 rue George Clemenceau. La première image date de mars 2022 et la seconde du 17 octobre de la même année. Photo : Google Maps / Joey Temple

 

Avec le succès des derniers jours, les stocks ont été complètement liquidés. Si à Vichy, les vendeuses sont parvenues à vendre jusqu’au dernier moment, d’autres boutiques en France ont dû évacuer la clientèle bien plus tôt faute de stock. « J’ai une collègue à Clermont, il doit lui rester trois paires de bottines en magasin », livre Alicia.

Tout de même émue par la solidarité de certaines, la responsable adjointe, la gorge serrée, regrette que les clientes qui ne venaient pas d’habitude se soient empressées de venir faire des achats à moindre coût dans ces derniers jours : « C’est malheureux à dire mais c’est trop tard, il fallait venir toute l’année avant. »

« J’avoue, j’ai pleuré le samedi quand j’ai fermé les grilles » Alicia Roche

A la fin de la journée, l’équipe a eu le cœur malmené : dévalisé, le magasin s’est retrouvé dans un piètre état. Mais toujours pas le temps de se reposer ou de s’apitoyer, un mail récapitulatif est envoyé par la direction. Il fallait déjà fermer les lumières, abaisser la grille, compter le coffre et renvoyer les clés.

Vers d’autres perspectives

La fermeture de l’enseigne induit forcément une perte d’emploi. Au-delà de l’émotion, notamment pour la directrice du magasin en poste depuis plus de vingt-ans, s’impose la gestion de l’avenir. Des commerces à Vichy sont venus proposer des postes. Certains membres de l’équipe retrouvent rapidement un emploi ou des promesses d’embauches ailleurs. Pour Alicia, c’est logiquement le désarroi qui l’emplit dans un premier temps.  « Peut-être recommencer au bas de l’échelle ailleurs » semble totalement inimaginable, pour elle qui n’a aucun diplôme en dehors du bac et qui a évolué petit à petit dans l’entreprise.

Dans la vitrine principale du Camaïeu de Vichy, les mannequins sont endommagés et jonchent le sol. Photo : Joey Temple

Dans la vitrine principale du Camaïeu de Vichy, les mannequins sont endommagés et jonchent le sol. Photo : Joey Temple

Néanmoins, les possibilités sont multiples pour la jeune Vichyssoise et avec les aides qui accompagnent la prime de partage de valeur, elle peut se permettre un temps de réflexion. En effet, le CSE, à la suite de nombreuses réunions, définit au moins six formes d’aides différentes comprises dans le PSE, Plan de sauvegarde de l’emploi. Parmi elles : une aide à la formation, à la création ou à la reprise d’entreprise, à la mobilité géographique… Plusieurs aides qui pourront se cumuler dans la limite d’un budget total de 3 450 euros par employé, majoré de 1 000 euros pour les employés handicapés et ceux de plus de 50 ans, précise le CSE dans son communiqué du 17 octobre.

Dans ce cadre, le groupe propriétaire de Camaïeu annonce aussi, dans la limite des postes disponibles, la possibilité de placer les salariés licenciés à des postes équivalents dans les autres filiales de la marque comme La Grande Récré, Gap ou Go Sport. Une option qu’Alicia, au même titre que de nombreux collègues, ne considère pas comme envisageable : « Personne n’a envie de repartir sur autre chose en sachant que c’est lui [Michel Ohayon, patron de la Financière immobilière bordelaise et donc de Camaïeu] qui a la main sur l’entreprise.»  Accueilli comme le sauveteur tant attendu lors de son arrivée, Michel Ohayon n’aura pas réussi à tenir les engagements qui avaient suscité l’engouement lors du rachat. Obtenir un prêt garanti par l’Etat de 65 millions d’euros et la mise en place du plan d’investissement à hauteur de 19 millions d’euros prévu dans son offre de reprise sont deux exemples de promesses qui n’ont pas été tenues par l’homme d’affaires français.

Après négociation, les employés obtiennent aussi la garantie du versement des salaires éventuellement manquant et celui d’octobre (jusqu’au 21) dans les meilleurs délais. Alicia n’est pas naïve et comme elle l’a pu l’entendre, « ce ne sera viré que vers fin novembre. Ils vont vouloir retarder au maximum. » La situation lui permet une grande introspection, peut-être que le commerce ne restera pas sa voie. En effet, cette expérience éprouvante l’interroge sur ce que sera le commerce de demain, au point d’envisager, peut-être, une reconversion dans un secteur qui laisse plus de place à l’humain. Et où il n’est pas nécessaire de tout recommencer.

Astrid Jurmand et Joey Temple



Catégories :Plus Loin, Vichy

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