Avant et après les matchs de football, les publicités promouvant les paris sportifs se succèdent. Derrière l’image glorifiée du jeu, de nombreux jeunes sont touchés par une véritable dépendance entraînant des problèmes d’argent et de santé. Une pratique dangereuse mais pas interdite.

Analyse des matchs de l’Euro 2021 avant de parier. Photo : istockphotos
Mercredi 9 mars, il est 20h50, sur les antennes de Canal + une page de publicité est lancée avant le coup d’envoi du match que tout le monde attend : Real Madrid – Paris Saint-Germain. Avant de voir Karim Benzema doucher ses compatriotes, les téléspectateurs sont abreuvés d’annonces d’opérateurs de paris sportifs. Parions Sport, Winamax, Betclic puis Unibet apparaissent à l’écran avec des images envoûtantes et une musique entraînante. Un bandeau indique que le jeu comporte des risques d’endettement et de dépendance. Pourtant, impossible de lire, nos yeux sont portés vers l’ascenseur (social) que prend « la daronne » et les oreilles n’entendent que le fond sonore encore plus explicite : « Win, win, win, win ».
Quentin Schulz en a eu assez de ce matraquage publicitaire et a décidé de lancer le mouvement #NoBetNoDette sur Twitter en juin dernier, au moment de l’Euro 2021. « Face à la prolifération de la communication super agressive de toutes les instances, je pensais que c’était bien de sensibiliser un peu les gens sur les réseaux sociaux », explique le jeune homme. Pour lui, la démarche sert avant tout à signaler un « problème de société de plus en plus marqué et qu’il ne faut pas sous-estimer ».
Une jeunesse principalement touchée
Les chiffres donnent le tournis. En 2021, quatre millions de Français ont joué, soit deux fois plus qu’il y a cinq ans, selon un récent reportage d’Envoyé Spécial. Du côté des mineurs, pourtant interdits, un tiers des adolescents de 15 à 17 ans ont misé de l’argent d’après une enquête de la Société d’Entraide et d’Action Psychologique (Sedap) et de l’Autorité nationale des jeux (ANJ). Les données explosent et inquiètent car la part des joueurs problématiques a augmenté chez les mineurs pour devenir plus importante que chez les adultes. Sur les 300 000 adolescents concernés, 4,5 % présentent des risques modérés, tandis que 7,6 % sont considérés comme joueurs excessifs.
L’Euro de football a été le moment opportun pour tirer la sonnette d’alarme. Comme Quentin Schulz, la Secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de l’Engagement, Sarah El Haïry, a déclaré devant l’Assemblée nationale que, durant la compétition, « 75 % des parieurs avaient moins de 34 ans et plus de 435 millions d’euros ont été misés ». Nassim est lycéen à Villeurbanne et fait donc partie de cette jeune population. « J’ai posé mes premiers tickets en cinquième, j’étais assez grand mais on voyait bien que je n’avais pas 18 ans, raconte-t-il. Honnêtement, j’étais motivée par l’argent facile… Je ne viens pas d’une famille aisée et si je pouvais aider sans rien faire, c’était le bon plan. » Finalement, il ne ramène pas beaucoup à la maison.
« J’ai volé de l’argent à ma mère pour régler mes dettes envers le bureau de tabac en face de mon lycée. A ce moment-là, j’ai compris que j’étais allé trop loin ». – Nassim
Dimitri, lycéen à Marseille, raconte également : « En discutant un peu, tu te rends compte que certains ont été poussés par l’influence de certaines célébrités qui font la promotion des paris. A la télé, dans la rue, sur les réseaux sociaux, il y en a partout ». Au lycée aussi. « Ça revient souvent dans les discussions, indique Nassim. On chambre celui qui a perdu, on envie celui qui a gagné, c’est le jeu ».
Habitant dans une tour de Villeurbanne, l’adolescent dit reconnaître « tous les éléments » de son quartier dans les publicités de paris sportifs. Les publicitaires ne veulent pas seulement toucher les jeunes, ils veulent attirer ceux venant de milieux populaires, parfois plus démunis et moins protégés. Les scénographies entraînantes visibles à l’écran sont désormais aussi urbaines que remplies de clichés. On y dépeint l’argent facile, l’ascenseur social et les émotions décuplées, comme si le sport n’existait plus. Le jeune supporter de l’OL, club qui indique la cote de la victoire avant chaque match sur ses réseaux sociaux, explique comment il vit certaines rencontres : « Entre potes, on parle toujours des paris devant la télé. A chaque fois il y en a au moins un qui a parié et là on a l’impression de vivre le truc à 100 %. Ce n’est pas bien, je le sais, mais l’adrénaline nous a fait perdre l’amour du sport ».
Dérives destructrices
Après avoir été addict, François Caulier accompagne des personnes dépendantes aux paris sportifs tandis que Pol Laparra s’investit sur les réseaux sociaux pour sensibiliser à ce problème grandissant. Tous deux parlent de « devoir ». Le premier a grandement souffert de l’absence de dialogue durant ses années de jeu et veut ainsi ne plus reproduire les mêmes erreurs.
L’hôpital Marmottan, à Paris, est justement l’endroit où trouver cette aide. Le centre de soins et d’accompagnement des pratiques addictives y est directement confronté. « Sur 2 000 patients, 150 sont pris en charge pour des jeux d’argent. Depuis quelque temps, l’addiction aux paris sportifs prend une certaine place dans ce total », détaille Aurélie Wellenstein, documentaliste de l’hôpital. Selon elle, la discussion est importante, l’établissement dirige d’ailleurs souvent les joueurs dépendants vers un psychologue « pour donner un sens à la pratique et avoir une approche motivationnelle ». Au niveau de la prise en charge des problèmes d’argent, un travailleur social collabore avec le centre. D’après l’association SOS joueurs, 79,5 % des joueurs sont endettés et 4,3 % sont en commission de surendettement.

Même devant le match Liverpool-Inter Milan, les yeux sont rivés sur les applications de paris en ligne. Photo : Enzo Leanni
Le psychiatre Guillaume Hecquet explique au Huffpost que le problème ne réside pas seulement sur une question financière : « Le jeu d’argent est une des addictions les plus suicidogènes, le nombre de tentatives de suicide est quinze fois supérieur à celui de la population normale ». L’hôpital Marmottan pointe surtout des problèmes sociaux. François Caulier est bien au courant de ces dérives, lui qui a passé un week-end à Rome sans sortir de l’hôtel pour parier continuellement sur du sport. « J’ai eu un sentiment de dégoût énorme dans l’avion pour rentrer chez moi. C’était encore plus dur en sachant que je n’allais pouvoir en parler à personne en France », se souvient-il.
« C’était une période de très grande souffrance. Ça me pourrissait la vie, j’en pleurais souvent. » – François Caulier
En pleine adolescence, Pol Laparra explique avoir également été la proie à un renfermement social : « Les paris me prenaient beaucoup de temps. Je suivais par exemple le basket la nuit et je ne pouvais pas aller en cours le lendemain parfois. Quand j’étais avec des gens, j’étais souvent sur mon téléphone pour analyser et parier (…) Un très gros impact mental aussi avec des remises en questions, un sentiment de honte et de culpabilité. Une omniprésence mentale du jeu liée à la défaite répétée et aux sommes perdues aussi ».
La loi oblige les opérateurs à aider les addicts avec la fonctionnalité “auto-exclusion” mais le récent reportage d’Envoyé Spécial montre clairement les failles de ce système où il est possible de continuer à jouer. Pour Quentin Schulz, le gouvernement a une grande part de responsabilité : « L’absence de régularisation actuelle est problématique quand on sait que la France était bien plus avancée dans les années 2000. Au moment où l’Espagne et l’Angleterre étaient aux prises à ces dérives, la France gérait bien la situation. Désormais, la donne s’est inversée, il y a un nivellement par le bas ».
Le constat est similaire pour François Caulier : « L’État devrait être capable d’interdire les publicités de paris sportifs. En 2022, c’est impensable de promouvoir l’alcool ou la cigarette. Le sport a ce côté convivial, mais le danger existe vraiment sans pour autant qu’on se rende compte que c’est aussi malsain. Jouer quand on veut où on veut rend l’addiction quasi-instantanée chez certains ». Le centre d’accompagnement des pratiques addictives a évidemment déjà pris contact avec des opérateurs – dont La Française des jeux, société détenue à 72 % par l’État – sans pour autant constater de véritables évolutions.
Aujourd’hui, les deux anciens joueurs dépendants ont réussi à s’en défaire. Ils ne ressentent plus l’envie de parier et ouvrent même les yeux sur les problèmes occasionnés par le matraquage publicitaire « écoeurant et dangereux ». Pour eux, « la sensibilisation doit continuer » surtout auprès des plus jeunes et des plus démunis pour stopper un vrai problème de société.
Dimitri, lui, écume toujours les bureaux de tabac sans craindre malgré l’interdiction. Il explique : « Sur la dizaine de tabacs différents que j’ai pu faire, seulement deux m’ont demandé un justificatif. J’ai alors fait demi-tour en justifiant un oubli de carte d’identité (rires). D’ailleurs le buraliste d’un des deux établissements qui ont demandé mon âge s’est fait prendre en flagrant délit par la police, depuis il contrôle systématiquement. »
Pol Laparra, aujourd’hui âgé de 20 ans, a également commencé à parier durant ses années lycéennes avant de connaître l’addiction : « J’ai commencé à parier dans un tabac, à Metz, j’avais 15 ans. On ne me demandait que très rarement si j’étais majeur et il suffisait que je dise oui pour qu’on me laisse parier, il n’y avait aucun contrôle. J’ai parié comme ça jusqu’à ma majorité et mon inscription sur les sites en ligne ». La dégringolade a ensuite commencé pour lui. Sur Internet, plus de limites, il perd en un an près de 4 000 euros.
Publicité glorifiante
Parier n’importe où et n’importe quand, c’est aussi ce qui a fait sombrer François Caulier dans l’addiction. « J’ai commencé en 2002, au début des sites de pari en ligne. C’est en découvrant cette liberté qu’a commencé une longue addiction, elle a duré plus de dix ans avec une perte estimée à 35 000 euros. Je n’ai jamais fait le calcul car c’est trop douloureux », se souvient-il. L’auteur du livre J’arrête de parier est désormais guéri mais garde une amertume contre les opérateurs de paris sportifs dont il juge le fonctionnement « très violent ».
Même son de cloche pour Quentin Schulz : « Les publicités sont ciblées de manière très vicieuse. L’exemple typique est celui de Winamax qui a un compte TikTok dont on connaît la moyenne d’âge sur cette plateforme [41 % des utilisateurs seraient âgés de 16 à 24 ans selon Globalwebindex]. De la même manière, les comptes Twitter où les opérateurs multiplient les blagues servent à formater les esprits ». Pour le lanceur du mouvement #NoBetNoDette, le principal fléau est de vouloir rendre le pari « cool ». Par aisance, un match où aucun euro n’est mis en jeu serait inintéressant.
Depuis 2019, les budgets publicitaires de ces entreprises ont augmenté de 26 % d’après Le Monde. Dans ces annonces promotionnelles, le langage et les codes des adolescents sont repris à toutes les sauces. Pourtant, toute communication qui « valorise » le jeu, « toute mise en scène de personnalités ou de personnages appartenant à l’univers des mineurs » ou « toute publicité orientée vers les enfants ou les adolescents, ou particulièrement attractive pour ceux-ci en raison notamment d’éléments visuels, sonores, verbaux ou écrits » est prohibée par le Code de la sécurité intérieure. Le rappeur Gradur, l’influenceur Mohamed Henni ou le footballeur Karim Benzema n’hésitent toutefois pas à promouvoir le jeu d’argent.
Communiqué intéressant de l’Autorité Nationale des Jeux concernant les pratiques « contestables » des opérateurs pendant l’Euro, notamment la « ligne jaune » franchie en termes de « pression publicitaire ».
À voir de quels effets concrets cela sera suivi..#NoBetNoDette pic.twitter.com/EtmgC8l1mr
— Alexandre Aflalo (@aflaalex) July 21, 2021
Les personnalités publiques et les tipsters (pronostiqueurs faisant payer leurs services, ce qui est illégal) ont parfois une affiliation avec des opérateurs. Ainsi, ils touchent une commission voire un pourcentage sur les pertes du joueur. Nassim a d’ailleurs cru en ces vendeurs de rêves : « En discutant avec un ami sur Snapchat,j’ai rejoint un groupe VIP. Je me suis dit : ‘Cette fois, c’est la bonne, les mecs sont des professionnels, je ne vais plus perdre’. Finalement, j’ai aussi perdu un peu d’argent mais pas de quoi en faire toute une histoire ». Dimitz pas à contacter Joueurs info service au 09.74.75.13.13 (appel non surtaxé).
*Les prénoms des mineurs ont été modifiés
Enzo Leanni
Si vous êtes également en situation d’addiction et que vous connaissez des proches susceptibles de l’être n’hésitez pas à contacter Joueurs info service au 09.74.75.13.13 (appel non surtaxé).
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