Giscard d’Estaing à l’Elysée : pour les Français, le souvenir d’un homme « hors du commun »

Valéry Giscard d’Estaing est mort le 2 décembre 2020, à l’âge de 94 ans. Trente-neuf ans après son départ de l’Elysée, le 3ème président de la Vème République a laissé un net souvenir dans la mémoire de ceux qui ont vécu sous sa présidence. Philippe, Ginette et Monique racontent ce septennat et la personnalité d’un « grand président ».

En 1965, Giscard d’Estaing, lors d’une visite en classe de FS. Photo : Lycée International Alumni

En 1965, Giscard d’Estaing, lors d’une visite en classe de FS. Photo : Lycée International Alumni

Entre 1973 et 1979, la France subit de plein fouet les deux premiers chocs pétroliers. Giscard arrive à l’Elysée en 1974, peu après le premier, et le quitte en 1981 seulement deux ans après le second. C’est d’abord un septennat marqué par les difficultés économiques que se remémorent ceux qui l’ont vécu. « Je m’en rappelle très bien, je servais dans une station d’essence à l’époque et je voyais grimper le prix du carburant. Je me rappelle l’ambiance générale de crise : le chômage augmentait, l’inflation était très forte », témoigne Philippe, adolescent à cette époque. Mais la crise ne se ressentait pas encore partout, selon Ginette, qui avait alors une trentaine d’années : « A cette époque-là on avait du travail, on pouvait quitter un boulot et en retrouver le lendemain, c’étaient de bonnes années. »

“Il avait un côté un peu précieux”

En 1974 c’est « une pointure » qui arrive au pouvoir selon Philippe. Il faut dire que le nouveau chef de l’Etat a des bagages scolaires à revendre : bachelier à 16 ans, il entre à Polytechnique en 1946, et sort diplômé de l’ENA cinq ans plus tard. « C’était loin d’être un imbécile, ce n’était pas le commun des mortels, raconte Monique. Il avait un côté un peu précieux, parce qu’il venait de l’aristocratie. »

Pour combler cette distance tant intellectuelle que sociale, Giscard entreprend une campagne et une présidence « à l’américaine », une première en France. Largement inspiré par Kennedy, il met en scène ses loisirs personnels et sa famille, à commencer par sa femme, Anne-Aymone. « Lorsqu’il voulait souhaiter la bonne année aux Français, il commençait le premier, à côté de la cheminée, et disait : ‘maintenant je vous passe Anne-Aymone’. On la sentait un peu mal à l’aise. »

La mémoire du comique

« Il avait quand même une certaine classe, ce n’était pas monsieur tout le monde, ça se voyait dans sa façon de se comporter », décrit l’ancienne institutrice. « Mais il ne voulait pas que les Français le ressentent comme ça, il voulait se mettre à la portée du peuple. » 

Toujours dans l’idée de montrer aux Français qu’il les comprenait et qu’il partageait leurs préoccupations, le président en fonction a multiplié les gestes populaires. « Il essayait de la jouer un peu prolo en jouant de l’accordéon, c’était de la com évidemment », raconte Philippe. « Il a invité les éboueurs à petit-déjeuner avec lui. Je ne sais pas s’ils étaient très à l’aise, mais ils avaient peut-être mis une salopette propre ce jour-là », sourit Monique. « Il s’était aussi mis dans la tête d’aller dîner chez monsieur et madame tout le monde. Évidemment la dame se décarcassait, elle ne devait pas lui faire des carottes râpées. »

Ce qui reste en mémoire, ce sont aussi les railleries à l’encontre d’un président guindé qui voulait se la jouer prolo. « Il avait quand même un certain nombre de côtés ridicules, il y avait de quoi se moquer », raconte Philippe. « Ce dont je me rappelle, ce sont les imitateurs : Thierry Le Luron et Pierre Desproges se moquaient de lui ouvertement. Giscard chuintait, alors lorsqu’il arrivait à la télé, on entendait : “bonchoir madame, bonchoir mademoiselle, bonchoir monsieur” », se remémore Monique.

Des réformes qui ont « changé la face des choses »

Si Giscard a été moqué, il reste un grand réformateur. Les mesures adoptées au cours du mandat giscardien ont considérablement bousculé la société. « Il a fait de grandes choses, notamment pour les femmes », se réjouit Ginette, âgée de 24 ans lors de l’arrivée au pouvoir de Giscard. « Il a nommé des femmes au gouvernement, ça ne s’était pas trop vu encore. Ça m’a marquée, ça ne faisait pas si longtemps qu’on avait le droit de vote », confie Monique.

Pour Philippe, les influences de mai 68 et d’une évolution des mœurs étaient largement perceptibles dans ce septennat. Entre la réforme du divorce, la majorité à 18 ans, la légalisation de l’avortement et la libéralisation de la contraception, Giscard adopte une ligne très libérale et fait passer des réformes qui ont changé des vies. « Le divorce avec le consentement mutuel, c’était un grand progrès. Avant c’était un de ces cinémas : quand on voulait divorcer, il fallait trouver des gens en sa faveur et que le conjoint en trouve d’autres en sa faveur à lui, si bien que ça faisait des batailles à n’en plus finir », raconte Monique. « Je pense que ces réformes ont changé la face des choses quand même. C’étaient des moments historiques, notamment la loi sur l’IVG : Mme Simone Veil, je l’ai presque vue pleurer à la télévision, à la chambre. »

Le coup de jeune politique

C’est un président jeune, synonyme de renouveau, dans un paysage politique marqué par les mandats de De Gaulle et de Pompidou. « On appréciait beaucoup de pouvoir disposer du droit de vote. Ça ne voulait pas dire qu’il y avait beaucoup de jeunes qui votaient : il y avait déjà une abstention de la jeunesse à cette époque. » Mais si cette réforme est maintenant bien installée, elle était à l’époque loin de faire l’unanimité. « Certains n’étaient pas pour : ils disaient “qu’est-ce que c’est que ces gamins qui vont aller voter et n’y connaissent rien ? ” »

Valéry Giscard d'Estaing accompagné de l’ex-chancelier allemand Helmut Schmidt sur le plateau d’Arte. Photo : Gianna Giacometti

Valéry Giscard d’Estaing accompagné de l’ex-chancelier allemand Helmut Schmidt sur le plateau d’Arte. Photo : Gianna Giacometti

Dans la continuité d’un renouveau engagé, Giscard d’Estaing a également parié dès le début de son mandat sur l’ouverture sur le Vieux Continent. Rompant avec le nationalisme antieuropéen de ses prédécesseurs, il œuvre pour la construction européenne. « Il était partisan de faire une Europe unie, de neuf à douze pays », explique Monique. En avançant main dans la main avec le chancelier allemand de l’époque, Helmut Schmidt, il a donné du sens à l’expression « couple franco-allemand ». Trois réformes européennes majeures ont vu le jour grâce à cette entente. Giscard participe en décembre 1974 à la création du Conseil Européen, propose en 1978 avec son homologue allemand la création du Système monétaire européen et met en place le suffrage universel direct pour les élections au Parlement européen.

Une affaire de diamants

Si ces grandes réformes ont laissé l’image d’un renouveau politique, le scandale ne l’a pas épargné. Le 10 octobre 1979, le Canard Enchaîné publie le fac-similé de la commande des diamants de Bokassa destinée à Giscard et ses cousins. L’hebdomadaire, qui titre “Quand Giscard empochait les diamants de Bokassa”, est vendu à 900 000 exemplaires et l’affaire, scandale de la Françafrique, ne laisse pas les Français indifférents. « Je me rappelle les histoires de pognon, les diamants de Bokassa. C’était plutôt critique : on en entendait parler dans des magazines satiriques ou dans l’Humanité, chez les communistes, à l’extrême-gauche », explique Philippe. Pour Monique, cette affaire a considérablement changé l’attitude des présidents face à leurs cadeaux : « Après ça, les autres se sont méfiés : Mitterrand et Chirac ont fait un musée avec ce qu’on leur a offert. Ça n’existait pas avant, je ne me rappelle pas que les autres présidents avaient étalé leurs cadeaux. »

Du monopole du cœur à « au revoir »

Mais plus encore que ce scandale, ce qui reste dans la mémoire des Français, ce sont deux formules, devenues célèbres. Deux formules marquant coup sur coup l’accession au pouvoir de Giscard, et son départ. En 1974, lors du débat d’entre-deux tours de la présidentielle, Giscard fait face à Mitterrand. Son rival socialiste évoque la répartition des richesses et assène qu’il s’agit « aussi [d’] une affaire de cœur ». », se souvient Monique. Giscard interrompt alors son adversaire et lance ces quelques mots qui resteront à la postérité : « Monsieur Mitterrand, vous n’avez pas le monopole du cœur. » « Oh mon vieux, l’autre il s’est écrasé, c’était drôle ça ! », s’amuse-t-elle.

Sept ans plus tard, c’est un Giscard sur le départ qui prononce à nouveau une phrase inoubliable. Sans doute « vexé de s’en aller », le président s’adresse une dernière fois aux Français depuis son bureau. « Il a dit ‘au revoir’, puis s’est levé et est sorti de la pièce avec toute sa dignité. Il a quitté l’Elysée et est parti à pied », se remémore Monique.  Mais ce n’est qu’un au revoir, puisqu’avant les adieux finaux, il n’a jamais complètement quitté le paysage médiatique français : président de la région Auvergne, membre de l’Académie Française et du Conseil Constitutionnel. Jamais très loin de l’Europe, il a aussi occupé pendant quinze la présidence de la Convention chargée d’élaborer une Constitution européenne. Pour les générations qui ont vécu le septennat giscardien, celui-ci reste emblématique de réformes novatrices. « Mais il est oublié des générations d’après, constate Philippe. Ces réformes sont installées, comme si ça avait toujours été comme ça. »

Coline Cornuot



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