Loi de sécurité globale : journalistes et forces de l’ordre, une relation devenue impossible ?

La proposition de loi dite de “sécurité globale” a polarisé la société française comme rarement auparavant. Son article 24 oppose défenseurs d’une liberté totale de la presse et partisans d’un renforcement de la protection des forces de l’ordre. Mais sur le terrain, comment s’articulent les relations entre forces de l’ordre et journalistes ? 

À Vichy, la manifestation contre l’article 24 a rassemblé plus de 300 personnes. Photo : Louis Colmagne / Hans Lucas

À Vichy, la manifestation contre l’article 24 a rassemblé plus de 300 personnes. Photo : Louis Colmagne / Hans Lucas

Ameer al-Habli, reporter de guerre à Alep en 2017, couvre la manifestation parisienne contre la loi de sécurité globale pour l’AFP, samedi 28 novembre. Il sort du rassemblement gravement blessé au visage et décide de porter plainte contre la police, responsable de ses blessures selon lui. Depuis quelques semaines, les relations entre les forces de l’ordre et les journalistes se sont progressivement tendues et ont atteint des sommets inédits ces dernières semaines.

Ce climat conflictuel s’est accentué avec le nouveau Schéma national de maintien de l’ordre (SNMO) présenté en septembre dernier, qui considère les journalistes comme des manifestants. En octobre, l’escalade continue avec l’article 24 de la proposition de loi dite de “Sécurité Globale”. Ce texte, qui sanctionne la diffusion d’images permettant l’identification des forces de l’ordre, “dans le but […] de porter atteinte à [leur] intégrité physique ou psychique”, questionne la possibilité d’informer librement sur le travail de la police.

Des journalistes qui s’habillent “en reporter de guerre”

Mais les rapports à couteaux tirés entre forces de l’ordre et journalistes ne datent pas de 2020. Certaines et certains journalistes font remonter le début des problèmes à 2016 et les manifestations contre la loi Travail, voire au quinquennat Sarkozy. C’est le cas d’Emma Audrey, journaliste chez Radio Bip/Média 25. Elle a perdu l’audition en 2016 après l’explosion à ses pieds d’une grenade à effets combinés GLI-F4. Depuis, avec l’aide des syndicats, elle “essaie d’alerter la population sur les dérives autoritaires du gouvernement, comme empêcher de filmer la police et dans l’espace public”. La journaliste bisontine déplore une aggravation progressive, qu’elle explique par les états d’urgence liés au terrorisme et à la crise sanitaire. La crise des Gilets Jaunes en a été l’exemple parfait. 

Radio Bip/Média 25, média indépendant de Besançon (25), est familier des obstacles mis en place par la police contre leur travail. Sans forcément aller jusqu’à des blessures physiques, les entraves sur le terrain sont monnaie courante : contrôles d’identité, policiers qui cachent les cadres des caméras (avec des parapluies par exemple) ou encore séjours en garde à vue. Emma Audrey a couvert un certain nombre de mouvements sociaux, au cours desquels elle a observé l’amplification des violences ces dernières années. Elle constate que ce sont d’abord les manifestants qui ont été ciblés, puis les journalistes. Cette hostilité “nous a poussé à nous habiller en reporter de guerre, avec des casques, des lunettes/visières, des masques à gaz, etc.”, raconte-t-elle.  Elle dénombre aussi les violences dont elle et ses collègues ont été les cibles : “En plus de [la perte de] l’audition, j’ai été blessée au cou, et Amaury [un collègue de Radio Bip] a été blessé au torse par un tir de LBD.”

Nicolas Winckler, journaliste pour RT France, lors de l’acte 70 des Gilets Jaunes à Paris le 14 mars 2020. Photo : Louis Colmagne / Hans Lucas

Nicolas Winckler, journaliste pour RT France, lors de l’acte 70 des Gilets Jaunes à Paris le 14 mars 2020. Photo : Louis Colmagne / Hans Lucas

Pour Franck Laurent, qui couvre des manifestations depuis 2018, l’augmentation de la violence se voit par son équipement de protection : “Quand j’ai commencé à couvrir les manifestations, j’avais juste un masque anti-poussière. Depuis, j’ai toujours ce masque, mais dans mon sac, au cas-où.” Il décrit son lourd équipement : masque intégral, casque, gilet pare-balles et trousse de secours, “si des collègues sont touchés”, précise-t-il. Lui aussi a été blessé plusieurs fois pendant des manifestations. Si au début, il n’a été témoin que de quelques grenades lacrymogènes ou de désencerclement explosant à ses pieds, il a dernièrement été touché par des balles de LBD et est resté sept jours dans le coma à la suite d’une chute après une action de la police.

Un climat de méfiance

Sur la question des rapports entre journalistes et forces de l’ordre en manifestations, les témoignages d’agents de police ne courent pas les rues. Interrogé par L’Effervescent, le Service d’Information et de Communication de la Police (SICOP) fait part d’un climat de “méfiance” vis-à-vis des médias, sur une “question qui peut être polémique”. Mais le discours de certains syndicats de police est plus véhément. Le syndicat Alliance, tout comme certains policiers en leur nom, sont parfois à l’initiative de campagnes de décrédibilisation des journalistes sur les réseaux sociaux. 

D’autres organisations syndicales ont cependant des positions plus nuancées. Certains déplorent une mauvaise articulation entre le travail des journalistes et le maintien de l’ordre. Selon Régis Debord, délégué national CRS Unsa Police, le plus problématique est souvent le positionnement des journalistes entre les forces de l’ordre et les manifestants, qui gêne les manœuvres et peut mettre en danger les journalistes eux-mêmes”

Policiers et journalistes sont de plus en plus équipés pendant les manifestations. Photo : Louis Colmagne / Hans Lucas

Policiers et journalistes sont de plus en plus équipés pendant les manifestations. Photo : Louis Colmagne / Hans Lucas

Michel Thooris, membre du syndicat France Police – Policiers en colère, syndicat minoritaire et très à droite, parle même de “faux journalistes” qui “peuvent se montrer agressifs et essayer de créer une bavure en harcelant les collègues”. Régis Debord parle lui d’une “minorité de journalistes militants (politiques ou associatifs)”, qui seraient “contre l’ordre”. Mais tous deux s’accordent à dire que la liberté de la presse est fondamentale. Ils ne sont d’ailleurs pas forcément d’accord avec l’article 24 qui fait débat et prônent “le respect de la liberté de la presse et son indépendance”, selon les mots de Michel Thooris. 

Des échanges de bons procédés

Pour certains journalistes, les contacts avec la police sont quotidiens et les relations sont donc mieux organisées. Dans leur travail, les faits-diversiers entretiennent des rapports différents avec la police. Pour Willy Graff, chef de l’agence de l’Est Républicain de Besançon (25) et journaliste en faits divers, il y a des rapports cordiaux entre les deux milieux. On doit garder la confiance pour pouvoir avoir des infos en ‘off’”, explique-t-il. Dans le travail de fait-diversier, il faut connaître les hauts gradés et les magistrats, sinon le recueil d’informations sera bien plus compliqué. Mais les contacts avec des policiers plus bas dans la hiérarchie sont aussi nécessaires pour avoir des informations de terrain.

Pendant certaines enquêtes, des échanges de bons procédés se font entre journalistes et policiers. Pendant le temps des enquêtes, il arrive que des policiers ou des magistrats demandent au journal de ne pas divulguer tout de suite une information, pour laisser la police faire son travail. En échange, le média sera le premier informé de l’avancée de l’affaire ou aura des informations en exclusivité. Par exemple, les policiers auront du mal à communiquer tant qu’ils n’auront pas arrêté l’auteur d’un vol”, explique Willy Graff. 

Un équilibre à trouver

Malgré ces relations de proximité avec les forces de l’ordre, Willy Graff rappelle qu’il est journaliste avant tout, et que rien ne doit influencer son travail d’investigation, même si cela déplaît aux policiers. Après la publication d’une vidéo d’un policier frappant un homme à Planoise, quartier sensible de Besançon, le journaliste de 35 ans raconte avoir eu des commentaires de policiers : “Quand on l’a publié dans l’Est Républicain, on a eu des réactions de nos contacts dans la police. Mais même si les policiers ne sont pas contents, c’est notre rôle d’en parler.” Il ajoute qu’il faut trouver le juste équilibre entre bonne entente et respect de l’indépendance.

La captation d'images en manifestations est au centre de la controverse. Photo : Louis Colmagne / Hans Lucas

La captation d’images en manifestations est au centre de la controverse. Photo : Louis Colmagne / Hans Lucas

Au-delà des tensions créées par l’article 24 de la loi “sécurité globale, certains cherchent des solutions. Avec son syndicat, le SNJ-CGT, et d’autres syndicats et fédérations européennes, Emma Audrey a ainsi travaillé sur l’édition d’une charte en direction des policiers et de l’institution. Le texte explique les besoins et les façons de travailler des journalistes sur le terrain et indique des pistes de collaboration avec la police. 

Louis Colmagne, Justin Escalier, Sofiane Orus-Boudjema



Catégories :Plus Loin

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