GRAND FORMAT. Une pilule numérique pour soigner les déserts médicaux

Le projet de loi “Asap”, pour Accélération et simplification de l’action publique, pourrait faciliter la commercialisation de médicaments sur Internet. Permettant de lutter contre les déserts médicaux, l’utilisation de cette plateforme numérique ne fait pourtant pas l’unanimité.

Ma voisine a du mal à se déplacer et c’est son entourage, ou moi, qui allons chercher ses médicaments”, explique Romain Pradier, jeune agriculteur drômois. “Mais le jour où nous ne sommes plus là, ce sera vraiment compliqué”, ajoute-t-il tristement. Pour Romain et sa voisine, la première pharmacie se trouve à plus de 3 kilomètres. C’est à ce genre de problématique que tente de répondre le projet de loi ASAP (Accélération et simplification de l’action publique). Ce texte a été présenté mercredi 5 février lors du Conseil des ministres dans le but de favoriser la vente de médicaments sur internet, une des premières illustrations du nouvel hymne national qu’est le “digital first”.

Célébrant une société “innovante”, “moderne” et “numérique”, ce projet est porté par la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances Agnès Pannier-Runacher ainsi que par le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Action et des comptes publics Olivier Dussopt. Ce dernier a d’ailleurs indiqué à la presse que “ce sont uniquement des mesures de simplification, de rapprochement des administrations et des usagers, de déconcentration des décisions.” Le texte qui sera soumis en mars à l’Assemblée nationale en vue d’une adoption parlementaire en juin fixe comme premier objectif de poursuivre la suppression d’un certain nombre de commissions administratives.

Ce que le texte ASAP veut changer

A ce jour, nous pouvons déjà commander des médicaments sans ordonnance sur internet, seulement, ceux-ci doivent être obligatoirement stockés physiquement dans une pharmacie proche. Avec l’autorisation de l’agence régionale de santé, chaque officine peut donc disposer de son propre site de vente en ligne. Cependant, avec le texte ASAP, ces obligations pourront être très fortement simplifiées. En supprimant cette autorisation préalable et en élargissant le périmètre des lieux possibles des ventes en ligne, cette procédure permettra notamment aux pharmacies de mutualiser leurs moyens pour construire un site commun, ce qui aiderait les plus petites d’entre elles à se lancer sur internet.

Les pharmaciens dénoncent de leur côté une attaque ostensible à leurs postes et le risque de voir une baisse de la fréquentation de leurs officines. Gilles Bonnefond, président de l’Union des syndicats de pharmaciens d’officine (USPO), rappelle pour sa part que depuis mi-janvier, certains médicaments, comme l’aspirine ou l’ibuprofène, doivent être obligatoirement placés derrière le comptoir des pharmacies, de façon à éviter un mauvais dosage. “Quinze jours après, ces mêmes médicaments sont promus par le e-commerce. Quelle est la cohérence de la stratégie en termes de sécurité pour les patients ?”, dénonce-t-il, interrogé par l’AFP. Amélie Buyschaert, préparatrice en pharmacie à Saulce-sur-Rhône (Drôme), relève, avec le même étonnement : On ne peut désormais plus vendre le doliprane en libre accès mais on pourra l’acheter sur internet. C’est aberrant !” La désormais ex-ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a tenté de les rassurer en assurant “que la vente sur internet doit rester à la main des pharmaciens d’officine”. Elle a par ailleurs indiqué qu’elle comptait “énormément sur la profession des pharmaciens dans leur rôle de santé publique, de conseil”.

Ils peuvent être totalement rassurés sur le fait que je serai à leurs côtés pour éviter toute dérive de cette vente en ligne. – Agnès Buzyn

Permettre d’avoir une santé accessible à toutes et tous

Le projet de loi, pourtant toujours en cours de réflexion, suscite la peur des professionnels de santé. Celles et ceux qui défendent ce texte y voient la possibilité de soulager les zones rurales, ces déserts médicaux qui pourront obtenir des médicaments plus facilement. Nathalie Tonneau, infirmière libérale à Saulce-sur-Rhône, connaît bien la réalité des besoins sanitaires du monde rural. Au quotidien, elle s’inquiète d’amener et de faire prendre les bons médicaments à ses patients. Dès 6h30, elle toque doucement sur une porte de bois. Premier patient. Pour Nathalie Tonneau, son travail est avant tout social et le lien qu’elle entretient avec ses patients est primordial pour elle. “Les personnes âgées ont de moins en moins de liens sociaux dans la société actuelle. Nous parlons là du peu qu’il reste d’entraide, de solidarité et de soutien des générations plus anciennes”, s’inquiète l’infirmière.

Pour Romain, notre jeune agriculteur drômois, l’idée du projet de loi n’est pas mauvaise : “C’est sûr que ce serait une solution : tu commandes les médicaments et tu les reçois quelques jours plus tard dans ta boîte aux lettres !” Une situation qui est fréquente pour les personnes qui habitent des régions rurales et isolées. Le texte permettra aussi éventuellement d’avoir des prix plus profitables pour les consommateurs. “Je suis contre l’automédication mais, d’un autre côté, le fait d’acheter sur internet avec une ordonnance pourrait permettre aux consommateurs d’acheter leurs médicaments à un prix plus juste”, concède Jenny Bellier, infirmière à Valence (Drôme). “Les pharmaciens n’appliquent souvent pas correctement le code de la sécurité sociale et trichent sur les remboursements. Par exemple, pour certaines pathologies un médicament est pris en charge à 100% mais les pharmaciens trichent encore trop souvent.”

Perte de l’humain au profit de la rapidité

C’est mieux de parler aux gens !”, s’exclame Françoise lorsqu’on lui parle de la nouvelle possibilité d’acheter ses médicaments sur Internet. “A la pharmacie, les gens sont très serviables ! Moi, les machines, j’aime pas du tout !”, renchérit-elle. Cette femme de 86 ans vit à Mirmande, un petit village de la Drôme. Cette commune française abrite 580 personnes à 32 km au sud de Valence. Le village est desservi par l’autoroute A7 mais Françoise n’a pas de voiture. Elle compte donc beaucoup sur sa famille et le passage des infirmières pour lui amener ses médicaments. Pourtant, elle n’imagine pas un seul instant perdre ce lien social à cause d’une plateforme internet.

Un contact humain qui est primordial pour toutes les générations. Pour Marion Borel, étudiante grenobloise, cette proposition de loi ne l’incitera aucunement à acheter ses médicaments sur internet. “J’aime bien aller en pharmacie car on peut avoir des conseils ou des indications. Et puis c’est beaucoup plus humain !”, déclare-t-elle vivement. “Mon pharmacien me connaît et me fait confiance, même si je n’ai pas mon ordonnance”, glisse-t-elle. ”Pour ma pilule par exemple, il peut me dépanner. Une machine ne fera sûrement pas ça !” Le projet de loi “Asap” est le double acronyme de “projet de loi d’Accélération et de Simplification de l’Action Publique” et de la formule anglaise “As Soon As Possible”. Se soigner donc “aussi vite que possible”, au risque de la perte du contact humain.

Un doute sur la qualité du médicament et sur sa livraison

“Ca touche de trop près à la vie, ce n’est pas possible de faire ca !”, dénonce Jeannette lorsque l’infirmière lui propose d’acheter ses médicaments sur Internet. Cette femme de 86 ans vit en fauteuil roulant et ne prend jamais la voiture, mais ce n’est pas pour ça qu’elle passera le pas de la commande sur Internet. S’inquiétant de la qualité du produit qu’elle recevra elle ajoute : “Et puis, il y a encore un autre problème : les facteurs ! Entre ce qui est commandé, ce qu’ils reçoivent et puis ce qu’ils distribuent…”, explique-t-elle soucieusement. “Une fois ils ont mis six semaines à me livrer mon vin !”, se souvient Jeannette B. Prenant alors une des boîtes de médicaments à ses côtés, elle s’esclaffe que cette boîte a été commandée par sa fille sur internet. C’est le même nom, la même indication de composition, mais Jeannette en est persuadée, ce ne sont pas les mêmes.

Pour Théo Jasmin, retraité depuis quelques années, la commercialisation des médicaments sur Internet peut être une réelle solution. “Ça me permet de trouver des médicaments spécifiques que je ne peux trouver nulle part ailleurs”, explique-t-il. Par ailleurs, pour cet habitant du petit village de Pont-de-Barret, le numérique reste toujours un choix et non une obligation. Une manière de rappeler qu’internet offre aussi de nombreuses possibilités qu’il faut savoir en user à bon escient. Pour Théo, il s’agit de ne jamais oublier que derrière l’écran, nous restons des humains. Il conclut tristement : “C’est tout de même triste de penser que le seul lien qui lie les générations en ce moment est l’achat de médicaments.”

Marie Solvignon et Lison Bourgeois



Catégories :Plus Loin

Tags:, ,

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

%d blogueurs aiment cette page :